The Game Of Life

Trajectoires polygames

En 1992, troquant l’intentionnalité contre les jets du hasard, Gilles Barbier insufflait à ses activités un singulier système de guidage. Une multitude de processus opératoires s’y débridait par l’entremise d’un damier au sol, pourvu d’un, puis de plusieurs pions, à rebours des logiques de formalisation médiatiques et de leur concision native. Aujourd’hui rejouée à grande échelle, la machinerie mentale implique cette fois toute la série d’œuvres qu’a générée ce dispositif depuis plus de quinze ans : au sein de l’«Automate Cellulaire », sorte de Rubik’s cube éclaté de 427 cases – et dont chacune correspond à l’énoncé d’une pièce précédemment produite ou à venir – six Pions s’activent, accoutrés de Gille de Binche, collerette et autres tutus. L’air tantôt béat, tantôt plissé de grimaces, certains trônent à l’envers, incarnant autant de configurations directionnelles qu’un dé peut en contenir.

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Autour d’eux, six «Opérateurs de Déplacement » engagent les mobilités ludiques à suivre : l’Homme-dé, ce « scribe de l’histoire » qui ne cesse de plonger de sa tour Nagol, assène à terre une séquence d’estampilles. Simultanément, les autres opérateurs interagissent sous la forme de jeux de billes en gouttières, de « suspenseurs » à choix multiples et d’estomacs terreux, déterminant respectivement la direction des trajectoires, le nombre de cases à parcourir et la décision finale de refaire (ou non) les pièces sélectionnées par ce rouage. Car il s’agit de ruminer sans trêve la propension qu’a l’œuvre entier à s’autorépliquer par segments, ribambelle de clinamens à l’appui. Le principe de l’automate cellulaire, que Barbier emprunte explicitement au domaine des sciences, lui permet de concevoir un vaste terrain de jeu aléatoire où chaque cellule se redistribue en permanence, en fonction de son voisinage. Si bien que les versions pullulent et cohabitent, rendues réinterprétables à l’envi sur le mode du “je dirais même plus”.

Le motif inachevé de l’ouvrage, si tant est qu’il existe, relève alors d’une tapisserie proliférante, s’échappe volontiers par le biais de complexités qui constamment le parasitent, l’aèrent, le recombinent. Pire, les propositions se déploient depuis l’extérieur via les « machines de production » qui les fabriquent, pour ainsi dire, tout seul – dès lors que les protocoles de base ont été formulés. À l’instar du personnage éponyme créé par Luke Rhinehart, c’est ainsi que l’artiste peut se lancer hors de soi. La cristallisation du choix importe d’ailleurs moins que sa mise en suspens. Chacun des opérateurs vise précisément à étirer ce laps de temps au maximum, laissant les portes décisionnelles grandes ouvertes : entre le lâcher des billes et le résultat qu’elles finiront par inscrire, la machine glousse devant l’ébullition des potens, et se prémunit du même coup des options définitives. La locomotion sent l’aise, comme dans un 4×4 démultiplié dont les six roues motrices, indépendantes et permutables, menaceraient de faire céder la peau de l’habitacle sous la pluralité des dissidences centrifuges.

Charlotte Serrus (2012)